Bernard Stiegler, philosophe, fondateur et président du groupe de réflexion philosophique Ars Industrialis, préside également l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) qu’il a créé, en 2006, au sein du Centre Pompidou. Il initie depuis plusieurs années déja une démarche de recherche contributive, à l’échelle d’un territoire qui réunit 400 000 habitants, Plaine Commune, soit neuf communes de Seine-Saint-Denis, à proximité du Stade de France et du futur village olympique.
Bernard Stiegler explique en effet que dans l’emploi salarié aujourd’hui, « le travailleur est dépossédé de son savoir-faire. Sa tâche quotidienne n’est que l’application d’une méthode qui, tôt ou tard, sera déléguée à une machine. Cette “prolétarisation” au sens d’exclusion du processus de production du savoir est à l’œuvre depuis des décennies mais, à l’image des logiciels libres, qui d’une disruption du modèle économique de l’informatique en 1995 sont devenus la norme, il est possible de proposer un autre modèle. Et c’est tout l’enjeu de Plaine Commune ».

Une démarche d’identification des savoirs du territoire

Le territoire de Plaine Commune va accueillir une grande partie des installations des Jeux olympiques de 2024 dont le village olympique. Pour sa reconversion après 2024, Bernard Stiegler et son équipe initient la mise en œuvre d’une démarche de capacitation des habitants et des élèves du territoire aux technologies du bâtiment et a une nouvelle forme d’intelligence urbaine. « Nous travaillons avec le rectorat de Créteil, des professeurs, des associations de parents d’élèves telles que la FCPE, des cabinets d’architectes avec le soutien de la Caisse des Dépôts pour faire en sorte que les habitants “s’encapacitent” au Building Information Modeling (bâti immobilier modélisé) en passant par Minecraft – un logiciel de jeu vidéo. L’objectif est de faire en sorte que les habitants aient leur mot à dire sur le futur du village olympique, mais aussi et surtout qu’ils développent de nouveaux savoirs et une méthode capable de les rendre acteurs de leur territoire. Nous prévoyons de commencer avec les enfants de CM2 – pour aller vers les élèves de terminale. Le but est de former les jeunes aux nouvelles technologies du bâtiment. » Et ce n’est qu’un exemple car le projet de Territoire apprenant contributif (TAC), porté par l’IRI, comprend d’autres ateliers. « Depuis deux ans, nous avons entrepris une démarche d’identification des savoirs du territoire qui peuvent être mis au service de tous. Des entreprises, comme la Société Générale mais aussi Orange ou Dassault Systèmes, nous accompagnent. Six projets, dont celui du village olympique, sont proposés : une clinique contributive, un projet de recyclage de véhicules thermiques en modèle électrique etc. » L’enjeu est de taille car le territoire connaît un chômage massif des jeunes et il s’agit, grâce à des expérimentations, de prouver que l’économie contributive est une alternative crédible au modèle économique actuel.

Repenser le travail

En expérimentant un mécanisme de revenu contributif différent du revenu universel puisqu’il est conditionné a des périodes d’emploi intermittentes, Bernard Stiegler propose de bien « distinguer périodes de “travail” c’est-à-dire de développement de savoirs et périodes de valorisation de ce savoir dans l’emploi ». Le territoire de Plaine Commune pourrait ainsi devenir le lieu d’expérimentation d’un nouveau fonctionnement économique reposant sur des activités visant à freiner l’entropie dans le champ physique (dissipation d’énergie), biologique (perte de biodiversité) et informationnel (prédominance du calcul probabilitaire) et produisant de la valeur pratique, sociétale. Et pour sécuriser les individus, Bernard Stiegler a imaginé un mécanisme de revenu contributif basé sur l’alternance entre période de salariat et d’apprentissage. Les habitants seraient en mesure de s’encapaciter en permanence tout en ayant un revenu minimum assuré. Le territoire de Plaine Commune deviendra donc un territoire d’expérimentation d’un nouveau fonctionnement économique reposant sur une production de valeur a la fois économique et intellectuelle tout en garantissant la justice sociale.

Et si vous voulez vraiment savoir comment Zinedine Zidane contribue à sauver le monde, il suffit de visualiser la vidéo à partir de 5 minutes et 39 secondes (mais tout ce qui est dit avant est tout de même extrêmement intéressant) :

Fabien Richert
Ce texte a été rédigé à partir d’une interview accordée par Bernard Stiegler a HEP EDUCATION, il inclut également la participation de Vincent Puig, directeur de l’IRI, mandaté par Ars Industrialis pour mener le projet TAC sur le territoire de Plaine Commune.